Cet article, initialement destiné à ses amis et proches, a été rédigé par le docteur Julien Cartier, médecin du Raid terrestre logistique n°3 de la campagne d'été 2018-2019.
Récemment encore chef de pôle Anesthésie - Chirurgie - Réanimation au centre hospitalier de Montélimar, il se définit lui-même pudiquement (au vu de ses nombreux diplômes) comme "Réanimateur Médical et Médecin d'Expédition".
Tombé tout petit dans la marmite commune TAAF/IPEV, il a été successivement, entre autres lieux et fonctions: médecin adjoint au siège des TAAF, médecin de bord du Marion Dufresne à l'occasion de nombreux embarquements, médecin hivernant à Crozet et enfin médecin d'Expéditions (pour l'IPEV cette fois) en 2015, 2016/2017 et 2018/2019. Excusez du peu...
Sous le surnom de "La seringue" (hérité de son premier périple à bord du MD) Julien nous fait vivre de l'intérieur le Raid, parti de Cap Prudhomme le 16 janvier pour rallier Concordia le 25, en repartir le 28 et revenir au "port base" le 04 février. Du beau, du rare... et à ma connaissance de l'inédit.
Le Dista
L'article est précédé d'une petite présentation technique du Raid effectuée par Patrice Bretel, Directeur technique Infrapol, responsable IPEV à DDU et en charge des opérations en Antarctique:
Récemment encore chef de pôle Anesthésie - Chirurgie - Réanimation au centre hospitalier de Montélimar, il se définit lui-même pudiquement (au vu de ses nombreux diplômes) comme "Réanimateur Médical et Médecin d'Expédition".
Tombé tout petit dans la marmite commune TAAF/IPEV, il a été successivement, entre autres lieux et fonctions: médecin adjoint au siège des TAAF, médecin de bord du Marion Dufresne à l'occasion de nombreux embarquements, médecin hivernant à Crozet et enfin médecin d'Expéditions (pour l'IPEV cette fois) en 2015, 2016/2017 et 2018/2019. Excusez du peu...
Sous le surnom de "La seringue" (hérité de son premier périple à bord du MD) Julien nous fait vivre de l'intérieur le Raid, parti de Cap Prudhomme le 16 janvier pour rallier Concordia le 25, en repartir le 28 et revenir au "port base" le 04 février. Du beau, du rare... et à ma connaissance de l'inédit.
Le Dista
L'article est précédé d'une petite présentation technique du Raid effectuée par Patrice Bretel, Directeur technique Infrapol, responsable IPEV à DDU et en charge des opérations en Antarctique:
"Le Raid a été inspiré des expériences passées notamment américaines mais aussi françaises avec, dès les années 50, les premières explorations vers l'intérieur à bord de véhicules à chenilles, les weasels, équipant les Expéditions Polaires Françaises. La construction de Concordia dans les années 90 a été le déclencheur du développement de raids logistiques lourds, véritables convois de tracteurs et de traineaux. Il a fallu imaginer cette caravane du désert pour transporter tout le matériel nécessaire à la construction de la base franco-italienne située à Dôme C à 1100 km vers le Sud et 3300 m d'altitude. Patrice Godon fut le principal acteur de ce développement. Ce sont aujourd'hui 2 à 3 raids par saison qui alimentent Concordia en matériel de construction, matériel scientifique, avitaillement et surtout carburant. Spécialité de l'Institut Polaire Français, le raid objet de l'article qui suit est le 66ème parti vers Concordia et 3ème de cette campagne d'été 2018-2019. Cette aventure logistique et humaine est coordonnée par le service Infrapol de l'IPEV avec le concours de contractuels expérimentés aux compétences si particulières et qui reviennent chaque année pour cette aventure polaire sans cesse renouvelée".
Le 05/02/2019, Cap Prud'homme:
La seringue, en version Roman-Photos !
On a bien trop vite oublié le charme des roman-photos !
Bon, je l’avoue c’est surtout parce qu’on vient juste de rentrer et que je n’ai pas eu le temps de taper tout ce que je voulais vous écrire que je prends cette solution pour vous donner qq nouvelles !
Et puis, vous êtes nombreux à me demander des photos, alors puisqu’on est rentré hier soir à Cap Prud’homme, je profite d’un peu plus de capacité mail pour vous faire parvenir ces qq clichés de notre RAID…
Un RAID, c’est avant tout, ça… La vue que j’aurai pendant presque 3 semaines ! Relié au chef de convoi, nous traînons derrière nous un long attelage comprenant, entre autres, notre caravane Vie.
Et le soir, le charme des levers de lune sur l’immensité du continent blanc…
Cadeau de départ de l’équipe para-médicale de Montélimar ! Je vous emmène avec moi !
La rencontre avec les Sastrugis… Magnifiques formations de neige sculptées par le vent.
Mon tracteur et son convoi dans les Sastrugis…
Encore le vent qui joue les sculpteurs…
Lame de Sastrugis
A gauche, caravane Énergie (groupe, fondoir, douche et WC)
A droite, caravane Vie (cuisine, chambre, infirmerie)
A l’extérieur, les caisses aluminium à droite sont mon congélateur !
A droite, caravane Vie (cuisine, chambre, infirmerie)
A l’extérieur, les caisses aluminium à droite sont mon congélateur !
Le grand Blanc…
Ça se complique, White out…
L’intérieur du « cockpit »
Arrivée à Concordia !
Parfois être devant et avoir l’horizon devant soi !
Ou derrière et regarder les caravanes dodeliner dans les « vagues »…
Penser aux copains !
Retrouver la Nuit… Lumières Polaires…
Garage du soir…
Retour à la côte : Polynie, Pack, et Icebergs.
On l’a bien mérité celui-là ! Une super équipe !
—
La seringue reprend du service !
Campagne d’été 2018-2019…
Le 22/01/2019, Tracteur :
Route Cap Prud’homme → Dôme C / 417 km avant Concordia
72°S 131°E
Alt 3056m
Temp – 39°C ce matin
Soleil, fins nuages d’altitude, légère brume au sol, vent d’Est faible à modéré
Tracteur n°13, 2è position, tracté par le 14.
T° moteur 75°C, T° échappement 400°C, T° boite 40°C
Conso moy 5,71 l/km
79 km parcourus depuis ce matin
Vitesse moy 12,4 km/h
Nous y voilà , la barre des 3000m d’altitude dépassée, et avec elle les températures qui
chutent. Pour autant, rien d’insupportable. Le soleil brille, l’air est sec, le vent discret. Nos habits
nous protègent parfaitement pour ces conditions. Gare toutefois à ne rien oublier, gants, tour de cou,
bonnet, polaire, et lunettes.
Nos visages se sont transformés. Pour certains un peu plus barbus, pour tous tannés par le
soleil qui inonde nos cabines du matin au soir.
Notre bande de « prof de ski » avance donc tranquillement, au gré des pannes qui
surviennent ou au contraire nous laissent tranquille. Après un début « 1 panne/jour », et un tracteur
abandonné sur le bord de la route, nous avançons maintenant sans trop de problème. Nous
dépassons parfois les 130 km/j !
En atteignant cette altitude, nous avons rejoins la zone ou la neige est souple, pulvérulante.
Les sastrugis sont bien moins nombreux. A partir de maintenant la sortie de route est strictement
interdite. En effet, le passage année après année des convois au même endroit à permis d’obtenir une
route bien tassée et roulante, sans risque d’ensouillage. Par contre, cette route s’est peu à peu élevée
par rapport au niveau du sol et on obtient des bas côtés proches de 1m de haut. Un tracteur qui
sortirait de la route entraînerait ainsi toutes ses charges dans le devers, et à coup sûr par terre. C’est
déjà arrivé par le passé, et personne n’a envie de revivre çà (timons cassés/tordus, containers à
vider, remettre debout, re-remplir, … tout cela dans le froid intense…). L’attention de tous est
requise.
Le rythme des journées est toujours le même (extrait de « La seringue » en 2014-2015 :
- 6h45 : levé (pas 2 mn de plus sinon çà fout le bordel pour toute la suite).
- 6h48 : je dis bonjour à D devant le groupe, je file sous la douche.
- 6h58 : j'enfile des habits propres (enfin si il m'en reste...).
- 7h00 : je débarrasse la table du petit dej, et prévois le repas du midi.
- 7h05 : ménage de la cuisine, rapide.
- 7h10 : rapide nettoyage de chicots, pause technique (pipi dans le jargon d'ici).
- 7h15 : je monte dans le tracteur.
- 7h20 : après avoir attelé mes charges, attelé au tracteur qui me précède, relevé mon
rideau, ... on décolle!
- 10h30: première pause technique sur la route.
- 10h32 : "- Julien t'es prêt? On y va! - Ok!"
- 13h30 : arrêt du convoi. Je saute du tracteur, baisse le rideau, cours au "magasin", c'est à
dire notre « super U » à +4°, qui est donc un container... que l'on chauffe! J'y prends qq produits
frais, puis je cours à la cuisine faire chauffer le repas. Le café coule, je jette un oeil sur le repas du
soir à venir, et à 13h40 tout le monde arrive à table.
- 14h30 : la cuisine est rangée, balayée, nous sommes à nouveau dans nos tracteurs, rideau
relevé, et c'est reparti!
- 17h30 : pause technique (2mn).
- 20h : on dételle, on se gare au "parking". Les uns sont de fiouls, les autres réparent ce qu'il
y a de cassé dans la journée, ... etc... et moi je me lance en cuisine.
- 21h00 : arrivée progressive de tout le monde.
- 22h15 : fin du repas, il faut tout ranger, nettoyer, et anticiper pour les repas du lendemain.
- 22h45 : lavage de chicots, pause technique... C'est la queue devant la douche!
- 23h00 : voir rapidement les patients si il y en a...
- 23h15 : se glisser bien au chaud dans son duvet, et fermer les yeux tellement heureux d'être
là!!!!).
Je m’éclate toujours autant, voire chaque année un peu plus, en cuisine. Je connais
maintenant bien mon matériel et mes produits. Je connais également les goûts et habitudes de mes
« clients ». J’ai bien évidemment toujours une base de cartons congelés, avec un repas complet à
l’intérieur. Le « jeu » est d’améliorer tout cela avec des produits frais, voire de remplacer le repas
prévu par une improvisation. Cette année, j’ai ainsi pu proposer une soupe maison à tous les repas
(sauf les 3 derniers par pénurie de légumes), un légume frais à chaque repas, 1 « amélioré » par 48h
(St Jacques, Foie gras, Chantilly maison, …).
Le seul évènement un peu moins rigolo de cette montée, c’est qu’ayant abandonné un
tracteur sur le bord de la route, nous devons à tour de rôle aller passer une demi-journée dans la
caravane pendant que le convoi avance. Nous étions 10 conducteurs, pour 10 places assises dans les
tracteurs, donc un tracteur en moins = 1 conducteur « off » dans la caravane. Et ce qui pourrait
paraître comme une demi-journée de repos est en vérité une pénitence. On pourrait comparer çà à
l’ancien Astrolabe. Être enfermé 6h durant dans un container qu’on valdingue à droite, à gauche, en
haut, en bas au grès des vagues de la route. On ressort de là groggy et épuisé ! Heureusement, on a eu à le faire seulement une à deux fois par personne.
Sinon, en théorie, chacun est au volant. 11H durant, chacun conduit sa propre machine (sauf
les dameuses qui elles sont doublées). C’est là une partie très singulière de cette aventure. Un
mélange entre une promiscuité majeure (10 dans une caravane, manque plus que les guitares et c’est
les Gipsy King) et la solitude des heures de conduite, seul au milieu d’une immensité blanche à
360°. A part le train de cuve qui me précède, et celui que je tracte, j’ai sur 360° le même paysage
blanc qui s’étire à l’infini. Seul le cordon, sorte de congère artificielle qui nous sert de fil d’Ariane,
est là pour nous rappeler que nous sommes bien sur la Route.
Quand je dis le même paysage à l’horizon, çà n’est que partiellement vrai. En effet, au fil
des kilomètres, et au gré de la lumière, on se croirait soit sur une mer déchaînée, soit sur un lac de
Montagne avec seulement un léger clapotis, qui tous 2 se seraient figés en l’espace d’un dixième de
seconde. Comme si le temps et le froid avaient tout arrêté.
La Route à partir de là est en théorie tracée presque parfaitement droite pendant 500km. En
tout cas, elle était tracée droite en 1995. Hors nous sommes sur une calotte glaciaire, qui bouge, vit,
glisse, transporte, … Ainsi, notre convoi avance maintenant d’un mouvement presque « reptilien »,
le serpent du RAID progresse lentement vers Concordia. Une tête, quelques cuves, une élingue, et
un long corps comprenant des dizaines de containers telles des vertèbres sillonnant le désert glacé.
Le serpent dandine dans le grand blanc.
Les heures défilent entre musique, podcast, méditation, écriture, et pensées qui divaguent…
Une mention spéciale pour l’écriture qui dans le tracteur s’avère périlleuse, entre les secousses
permanentes et l’attention de chaque instant pour ne pas sortir de le Route !
Combien de personnes peuvent aujourd’hui s’accorder 11h par jour pendant 20 jours, pour
soi, avec soi ? C’est à chaque fois la même émotion de rentrer dans le tracteur le matin, fermer la
porte, mettre le contact, et se mettre en route. Je ne peux alors jamais prédire où m’emmèneront mes
pensées, et chaque journée est une surprise, parfois miraculeuse, parfois peu productive.
J’aime ces moments qui me permettent ce temps pour moi mais aussi pour m’enrichir. Les
podcasts ouvrent l’univers infini de la connaissance et des découvertes. C’est un réel plaisir.
J’imagine que j’aurais la même sensation si je m’installais confortablement dans un fauteuil pour
bouquiner 11h durant… mais j’avoue, je ne m’accorde jamais ce temps là.
Je passe ainsi d’émissions scientifiques, à des chroniques historiques, des podcasts
anglophones, aux radios libres Drômoises ou Savoyardes ! J’aime.
Et puis il y a toutes ces heures pour penser, à rien, aux autres, à soi. Au mois qui ont précédé,
à ceux à venir.
Chaque année, il y a aussi la « BO » de chaque RAID. Une musique qui, sans vraiment
toujours pouvoir l’expliquer, colle parfaitement avec l’humeur du RAID, et qui vibre et résonne
dans l’immensité blanche. Cette année, ce fut « Radiate », de l’artiste Jeanne Added. Aérien,
écorché, qqchose de nouveau dans l’univers sonore.
L’univers sonore du RAID est d’ailleurs une particularité, car alors qu’on s’attendrait à
éprouver le grand silence assourdissant dans ce désert glacé, et bien c’est tout le contraire. Depuis
que j’ai quitté la France, mon univers n’est fait que de bruits, permanents. Ici le bruit, c’est la Vie.
Car oui, que ce soit sur l’Astrolabe, sur la base de Cap Prud’homme, ou sur le RAID, jamais le
moteur ne doit s’arrêter. Sur l’Astrolabe, le black out vous projetterais dans le tumulte des flots sans
manoeuvre possible, et sur les base ou le RAID, pas de groupe électrogène = pas de chauffage et pas
d’eau. Ici, le bruit c’est la Vie. Et je ne vous parle pas des tracteurs où parfois c’est le casque antibruit
qui permet de mettre les oreilles transitoirement au repos. Mais on s’y habitue! Le
ronronnement du groupe devient familier, on entend quand il tousse ou dérape. D’ailleurs, comme
chaque année, ma première nuit au calme à mon retour en métropole, je sais que je dormirai mal.
Pas de bruit = pas de Vie. Il faudra me ré-habituer au silence.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire